La souffrance et la peur de raconter
Le problème du récit de ce qui fait souffrir n'est rien d'autre que celui de la peur de ne pas être écouté, et de voir la souffrance remonter violemment avec la mémoire sans avoir personne comme soutien, en étant seul face à cette souffrance que l'on a rappelée pour essayer de la soulager.
Le meilleur récit, le plus extrême, du problème du récit et de la solitude qui l'accompagne est celui de Primo Levi, dans son principal ouvrage autobiographique "Si c'est un homme", où il raconte son passage à Auschwitz.C'est au chapitre 5 "nos nuits", page 64 de l'édition pocket :
Voici ma soeur, quelques amis que je ne distingue pas très bien et beaucoup d'autres personnes. Ils sont tous là à écouter le récit que je leur fais : le sifflement sur trois notes, le lit dur, mon voisin que j'aimerais bien pousser mais que j'ai peur de réveiller parce qu'il est plus fort que moi. J'évoque en détail notre faim,le contrôle des poux, le Kapo qui m'a frappé sur le nez et m'a ensuite envoyé me laver parce que je saignais. C'est une jouissance intense, physique, inexprimable d'être chez moi, entouré de personnes amies, et d'avoir tant de choses à raconter : mais c'est peine perdue, je m'aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d'autres choses entre eux, comme si je n'étais pas là. Ma soeur me regarde, se lève et s'en va sans un mot.
Alors une désolation totale m'envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance : une douleur à l'état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l'intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent ; et il vaut pour mieux remonter à la surface, mais cette fois-ci j'ouvre délibérément les yeux, pour avoir en face de moi la garantie que je suis bien réveillé.
Mon rêve est là devant moi, encore chaud. et moi, bien qu'éveillé je suis encore tout plein de mon angoisse : et alors je me rappelle que ce rêve n'est pas un rêve quelconque, mais que depuis mon arrivée, je l'ai déjà fait je ne sais combien de fois, avec seulement quelques variantes dans le cadre et les détails. Maintenant je suis pleinement lucide, e t je me souviens de l'avoir déjà raconté à Alberto, et qu'il m'a confié, à ma grande surprise, que lui aussi fait ce rêve, et beaucoup d'autres camarades aussi, peut être tous. Pourquoi cela ? Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté ?